Synthèse sur l'art et essai - article de Nadine Floury

Contribution de Nadine Floury, journaliste et critique spécialiste des médias, qui nous a autorisé à reproduire ci après son article

Le cinéma : septième art ou art de marché ?

Ce que révèle la fermeture des salles Art et Essai…

Nous avons essayé,  au travers de cet article,  de rédiger un dossier le plus complet et explicatif possible, d’où notre utilisation de nombreux sigles qui désignent les diverses organisations qui ont été nos sites de références. 

 

Lorsqu’on se penche sur  la situation du cinéma en France, on se trouve confronté à deux constats : 2009  aurait été une année record avec plus de 200 millions d’entrées, certains films engrangeant des recettes faramineuses (c’est en 2010 déjà le cas pour le très médiatisé « Avatar »). Mais, par ailleurs, le cinéma qui bénéficie de l’appellation « Art et Essai » (50 millions de spectateurs, soit un quart des entrées) se retrouve de plus en plus dans la situation de parent pauvre et voit son existence menacée par la fermeture d’un grand nombre de ses salles. Qu’est-il donc arrivé au septième Art ? Lui qui, dès son origine jusqu’aux années d’après guerre, a été un art très populaire, n’a pas échappé aux  lois du Marché érigé en principe suprême et fonctionne maintenant à deux vitesses, avec deux publics : un cinéma dit commercial, dont l’exploitation est aux mains de grands groupes financiers  qui attire les foules et les bénéfices, et un cinéma qui se voit encore et avant tout comme un Art mais qui se trouve aussi catalogué, il ne faut pas se le cacher,  comme  un cinéma « d’intellos ».

 

De plus en plus de multiplexes, de moins en moins de « petits cinémas »

Les multiplexes  poussent comme des champignons,  avec à leur tête les UGC et les Pathé-Gaumont (réunis dans EuroPalaces). Point n’est besoin d’en dresser une liste, ils font désormais partie du paysage urbain, comme toutes les autres « grandes surfaces », les Carrefour, Ikéa, Castorama et cie…boîtes à vendre, lieux de consommation : ici on vend produits alimentaires et ménagers, là des meubles, là des spectacles. Nous sommes dans la même logique : il faut que ça rapporte. Même les plus irréductibles pourfendeurs du « Système » finissent un jour par y mettre les pieds : parce qu’on échappe à la galère de la recherche de la place où se garer (les parkings sont immenses), parce que les salles sont confortables et qu’on est sûr qu’on sera bien installé sans être gêné par la tête devant soi,  parce que c’est aussi l’occasion de voir quelques bons films sur écrans géants. Décor moderne, bornes à cartes pour retirer ses billets, tapis rouges qui nous conduisent à une enfilade de salles, clinquant publicitaire, c’est partout pareil. Les nouveaux cinémas nous accueillent dans le même uniforme. 

Les cinémas de quartier, les cinémas Art et Essai avaient quant à eux une certaine personnalité acquise au fil de plusieurs décennies et pour beaucoup un charme un peu rétro. Ils disparaissent les uns après les autres. Combien reste-t-il aujourd’hui de ces petits cinémas qui portaient toutes sortes de noms, Rex,  Omnia, Coucou, Eden…? « C’était la dernière séance »  disait déjà il y a plusieurs années Eddy Mitchell dans sa chanson.

Quant aux salles Art et Essai ,  malgré leur label qui sous-entend une certaine qualité, elles voient leurs existences de plus en plus compromises.  Dans un article publié le 28 juin 2008 le quotidien Le Monde signalait que de  nombreuse petites villes de moins de 20 000 habitants risquaient de se voir privées de films Art et Essai. Le mal  s’est révélé plus profond  puisque ce sont aussi les moyennes et grandes villes qui en sont victimes. Faisons un rapide, et sans doute incomplet,  tour d’horizon :

Brest,  2006 : fermeture de la salle municipale du cinéma Mac Orlan

Liévin, juin 2008 : fermeture du cinéma Arc en Ciel

Bordeaux, 31 décembre 2008 : fermeture définitive du cinéma Jean Vigo

Lyon, août 2009 : l’annonce « fermeture annuelle » placardée sur l’Odéon, se révèle être définitive. Déménagement digne de Guignol ! Les fauteuils, le projecteur, les affiches se volatilisent…

Le Havre, 12 janvier 2010 : avec l’Eden, c’est le seul écran art et essai du centre ville qui disparaît…dans la ville qui a vu naître la première maison de la culture !

Rouen,  2010 : Le Melville ( Classé 20ème salle de France art et essai)se bat encore mais pourra-t-il tenir sans les subventions dont les collectivités locales l’ont privé ?

Et à Paris ?  Déjà, en 2002, un article du Monde Diplomatique  signalait « qu’il y avait de moins en moins d’indépendants à l’intérieur du périphérique ».Selon le CNC (centre national de la cinématographie), 70% des salles parisiennes ont fermé entre 1946 et 1995, principalement celles n’offrant qu’un seul écran, le nombre d’écrans est passé de 456 en 1977 à 379 en 2006. Récemment c’est le vieux cinéma Le Denfert (créé en 1930),  parce qu’il occupe un terrain fort convoité, qui est menacé de disparition . Cependant,  avec ses 150 indépendants dont 89 classés Art et Essai , Paris reste encore privilégié par rapport à la province.

Presque toujours les fermetures des salles  ont un caractère brutal et provoquent l’inquiétude, l’indignation et la colère de leur personnel et de leurs habitués qui se regroupent en associations, proposent des pétitions, interpellent désespérément leurs élus et le ministère de la culture. Mais ce qui rend leur combat d’autant plus difficile, c’est qu’ils ne se trouvent pas confrontés à une situation particulière mais bel et bien à une politique d’ensemble.   

Quelles raisons leur donne-t-on ?

La non-conformité aux normes de sécurité

Leur chiffre d’affaires déficitaire

L’impossibilité de maintenir les subventions

La mauvaise gestion de leur direction

Leur trop faible fréquentation

Si la nécessité d’améliorer la sécurité et le confort de salles parfois vétustes est difficilement contestable, les déclarations d’intention des municipalités et autres collectivités locales de maintenir l’activité art et essai dans leur ville ou région ne suppriment pas les inquiétudes.  (Brest a promis la réouverture du Mac Orlan en 2011, Rouen a pour projet la reprise de l’ancien Gaumont de centre ville, Le Havre a mis à l’étude un projet de pôle art et Essai). Elles les suppriment d’autant moins lorsque, comme à Rouen, le prétexte de la mauvaise gestion est subrepticement invoqué dénigrant ainsi  le travail d’un professionnel qui a su gagner depuis de longues années la confiance de son public pour le mettre « en concurrence » avec des salles qu’un véritable projet culturel aurait consacré à d’autres formes de spectacles.

 

 

Prenons donc la distance vis-à-vis des discours de principe sur la volonté de maintenir une offre culturelle de qualité, qu’ils proviennent de « gauche » ou de « droite », pour nous pencher sur causes profondes de ce qui met en danger « l’Art et Essai » en en réduisant l’offre comme peau de chagrin .

 

Des cinémas  indépendants mais fragiles

Rappelons d’abord que le cinéma,  de la production à la projection en salles, reste une activité commerciale au sein d’une économie de marché, encadrée par le CNC (centre national de la cinématographie) qui gère le fonds de soutien. Ce fonds de soutien est alimenté par les taxes prélevées sur chaque billet vendu, sur la vidéo, et fonctionne donc sur le principe de la solidarité. Parfois salles municipales comme à Brest ou à Montreuil avec le Mélies,  les cinémas indépendants  rentrent en général dans le cadre de la petite entreprise privée mais dont l’objectif, c’est là où le bât blesse, n’est pas la rentabilité et le profit avant tout chose. On désigne par l’expression « cinéma indépendant » à la fois un cinéma produit hors des grands studios, sans gros budgets, ils ont leurs propres festivals comme celui de Sundance créé par Robert Redford ; et les salles dont l’exploitant choisit lui-même les films qu’il projette. Ces salles n’ont pas automatiquement le label art et essai, nous y reviendrons.

Comment fonctionne la filière cinématographique

Un film est d’abord produit par un producteur (celui qui finance) qui peut faire appel à des organismes pour trouver des financements ( le CNC, TF1, Canal +,  Arte, la fondation GAN sont quelques exemples de co-producteurs). Des noms célèbres sont associés à la production : la 20th Century  Fox, la Columbia, Walt Disney…

Puis il est distribué en salle par un distributeur.

L’exploitation est la dernière étape, celle qui encaisse les recettes d’un film et qui, après déduction de la TSA, les partage avec le distributeur qui lui  même les partage avec le producteur. Le directeur ou exploitant de salle a le choix de sa programmation, de la promotion locale, de l’accueil de ses spectateurs

A noter que les plus grands groupes cumulent les 3 fonctions de la filière.

 

Indépendants mais démunis face à la concurrence

Pour les grosses chaînes  que nous avons déjà citées le cinéma est devenu avant tout une affaire commerciale, elles raisonnent donc en terme de management, de chiffres d’affaires, de bénéfices, et de stratégie…comme à la guerre ! Tous les moyens leur sont bons pour se mettre en situation de monopoles,  mais le combat est inégal entre les grandes salles dites généralistes et les petites salles art et essai.

 

La mise en place de cartes illimitées : la guerre des prix

Les UGC puis les Pathé ont mis en circulation des cartes qui,  moyennant une somme forfaitaire annuelle ( environ 180 euros) permettent de se rendre autant de fois qu’on le souhaite au cinéma. Des exploitants indépendants ont saisi le conseil de la concurrence considérant que les prix des cartes étaient abusivement bas et que seules les grandes chaînes adossées à de puissants groupes financiers pouvaient se permettre de vendre à perte, mais ils ont été déboutés. On leur a rétorqué    que rien ne les empêchait de mettre en place le même système et que tant que le prix de la place dépassait les 3, 05 euros il n’y avait pas de concurrence déloyale (ils se sont basés sur une étude qui montre   qu’un spectateur « à cartes »  allait en  moyenne 46 fois par an au cinéma, sa place revient donc  à environ 4 euros).  Ce système, vu comme un moyen de payer moins cher, a entraîné une baisse de fréquentation désastreuse  des petits cinémas. Certains d’entre eux ont tenté de s’adapter aux cartes  mais ils ne récoltent que des miettes. Les grands circuits ont su en jouer pour diviser les rangs.

La mise en place des cartes illimitées a un autre effet pervers, elle crée un système particulièrement    opaque car il supprime le lien direct entre ce que paie le spectateur et la remontée des recettes ; même si on ne va pas au cinéma, l’argent qu’on aura versé ira directement dans la poche des grands circuits qui ainsi peuvent réaliser plus de la moitié des recettes alors qu’ils représentent moins de 10% des établissements de cinéma.

 

Les multiplexes s’accaparent des films Art et Essai : la guerre des copies  

Les multiplexes, pour remplir leurs nombreuses salles, n’ont pas eu d’autres choix que de jouer le jeu de l’offre et de la diversité. Ils se sont donc mis à programmer des films estampillés Art et Essai, en choisissant ceux porteurs en termes d’entrées, qui ont leur public et des réalisateurs connus : les Woody Allen, les Ken Loach…

Ce qui a mis les distributeurs en position d’arbitre : comment ne pas décevoir les cinémas indépendants où leur film fera des entrées sans se mettre à dos les grands circuits ? Se pose donc le problème des copies. Les distributeurs indépendants n’ont pas les moyens de financer les copies pour  les petites villes. C’est une agence publique, l’ADRC, agence pour le développement régional du cinéma, qui a donc la charge de les financer. Jusque là elle   finançait  près de 1800 copies de 130 à 160 films, pour la plupart des longs métrages Art et Essai. Mais ses ressources, qui proviennent du CNC, ont diminué de 28% en 8 ans. Aujourd’hui la réduction de son budget la limite à  1600 copies. Sachant que chacune de ces copies circule pendant une semaine dans huit salles de huit villes, 200 copies en moins c’est donc 1600 salles qui en sont privées.

 Créé par le ministère de la culture en 1983 l’ADRC est financé par le CNC. Sa mission est de maintenir ou créer des salles dans les petites et moyennes villes, de promouvoir l’Art et Essai, le patrimoine, les courts métrages.

L’espérance de vie d’un film dans les salles est de 2 semaines et demi en moyenne. Les très grosses productions, avec plus de 900 copies, peuvent tenir 3 mois. Le film documentaire, « le Cauchemar de Darwin », n’est sorti qu’avec 25 copies… rendu donc ainsi inaccessible au plus grand nombre.

 

Et dépendants des subventions

Or celles-ci ne cessent de diminuer. L’aide de l’Etat était pourtant déjà fort modeste (5 millions d’euros en 2007) mais les services du Ministère de la culture et de la communication et du CNC ont confirmé dès 2008 une forte baisse des crédits déconcentrés disponibles en DRAC ( directions régionales des affaires culturelles). De son côté le Cnaca ( collectif national de l’action cinématographique et audiovisuelle ) se plaint lui aussi d’une amputation de 18% des crédits de l’Etat. Ce désengagement de l’Etat est dans la droite ligne  des politiques d’austérité et de diminution des dépenses publiques réclamées par l’Union Européenne. La ministre, Christine Albanel,  a beau multiplié les déclarations rassurantes, c’est bien encore une fois « la culture qui trinque ». La  production de courts  métrages, l’organisation de festivals sont mis en difficultés.  Ainsi que tous les projets d’éducation à l’image, pourtant si importants pour faire des jeunes collégiens et lycéens des spectateurs avertis et critiques. Ce sont aussi les emplois générés par ces diverses activités qui sont menacés.

La réforme des collectivités locales en cours suscite bien des inquiétudes. D’un côté on leur demande d’assumer certaines charges dont l’Etat s’est désengagé, de l’autre on les prive de moyens financiers avec la  suppression de la taxe professionnelle (qui représentait la moitié de leurs recettes), et la diminution  des crédits alloués par l’Etat. Le gouvernement entend de plus retirer aux départements et régions la clause de compétence générale qui leur permettait jusque là d’agir, entre autres, sur le terrain culturel. L’alerte a été lancée le 19 décembre dernier en Seine Saint Denis par le président du conseil régional et 200 acteurs culturels du département. Le SYNDEAC ( syndicat national des entreprises artistiques et culturelles)s’y est associé. Certains élus locaux ont déjà signalé aux divers responsables culturels qu’ils allaient être contraints de diminuer de manière drastique leurs aides à l’art et à la culture. Les exploitants des salles art et essai sont particulièrement concernés. Sans subventions publiques, ils seront contraints de fermer leurs portes. Pourtant à lire les divers journaux publiés par les régions et les départements, on a souvent l’impression que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, que l’art et la culture sont mis à l’honneur et favorisés par d’ambitieux projets : n’est-ce pas là surtout un contrecoup de ce satané principe de concurrence qui pousse à « vendre » le mieux possible sa région ? 

 

Jusqu’à être accusés de concurrence déloyale

 La loi Lang de 1982 avait été une tentative pour réguler le marché sauvage de l’activité cinématographique. La mise en place d’un médiateur devait tenter de « moraliser » les relations commerciales entre distributeurs et exploitants.   Depuis, le marché  a repris tous ses droits au nom de la sacro sainte « concurrence libre et non faussée ». Les subventions publiques sont donc considérées comme de la concurrence déloyale et certaines chaînes n’hésitent plus à attaquer en justice les petites salles municipales ou les cinémas privés indépendants lorsque ceux-ci se trouvent dans leur périmètre. C’est ce qui est arrivé au Comoedia de Lyon, au Mélies de Montreuil, au Jean Eustache ( un cinéma associatif)à Pessac. 

Une fois cependant, un petit cinéma Art et Essai l’a emporté ! L’El Dorado de Dijon en décembre 2007, après une plainte déposée en 2003, a réussi à faire condamner par le conseil de la concurrence,  pour abus de position dominante,  la chaîne Ciné-Alpes ( ou circuit Davoine, du nom de son dirigeant, un homme d’affaires redoutable), 4ème circuit national de salles de cinéma, en situation de quasi monopole dans les stations de ski des Alpes du Nord et qui menait une politique de chantage à l’égard des distributeurs qui refusaient de lui accorder l’exclusivité de leurs films. Pour une fois donc, la morale a été sauve, mais nous n’en avons hélas pas d’autres exemples ! 

 

Voire d’antisémitisme !

Eh ! oui ! C’est ce qui est arrivé au réseau Utopia (un réseau de cinémas Art et Essai dont nous parlerons plus loin) pour avoir fait une présentation du film d’Elia Suleiman, « Le temps qu’il reste » dans laquelle il était question, entre autres, des milices juives. Cela leur a valu un article de la part de Yann Moix, dans la chronique du Figaro le 10 août 2009 , article d’une violence extrême dans lequel avec hargne et mépris, le journaliste associe  Utopia à des « bobos ultra gauchisants », à des  « alter bobos mondialistes utopistes », qui « ne se déguisent plus en officiers allemands[…] mais portent des sandalettes et se parfument au patchouli » et dont le public est constitué de « babas cool cinéphiles et idiots ». L’association culturelle juive des Alpilles qui avait accusé Utopia d’incitation à la discrimination raciale vient d’être déboutée. Le procès d’Utopia contre le Figaro et Yann Moix doit avoir lieu prochainement.

donc ( on peut se rendre sur le site : cinema-utopia.org/U-blog84)

 

Dernier obstacle : le passage au numérique

Pour les grands circuits, aucune inquiétude, ils ont les moyens de s’équiper ; il n’est pas sûr que ce sera le cas pour les plus petites salles. « Après la prolifération des multiplexes et l’installation des cartes illimitées, l’arrivée annoncée de la diffusion numérique peut se révéler une étape de plus dans les processus de concentration et de conquêtes de parts de marché »note le SCARE (Syndicat des Cinémas d’Art de Répertoire et d’Essai). En effet si le numérique offre une meilleure qualité d’image et un prix d’achat des copies moins élevé, les matériels qui sont proposés aujourd’hui aux exploitants restent trop chers et ne permettent pas de diffuser tout ce que le numérique peut offrir. C’est ce que regrettent nombre d’exploitants pour qui « un matériel plus adapté aux petites salles permettrait de surcroît un renouveau des salles de quartier et d’ainsi revitaliser le tissu social. Internet et le numérique ont libéré partout dans le monde des énergies créatrices extraordinaires. Il est essentiel de ne pas brider ces énergies[…] »( voir sur le site du ISF, association des salles de cinéma indépendantes )

 

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